mardi 28 avril 2009

Histoire d’une réussite

(La version originale de cet article est en espagnol, disponible sur mon blog: www.vista-sobre-patronato.blogspot.com)
A 84 ans, Jorge Sarras a connu une vie riche en épreuves et rebondissements. Son succès n’a pas été facile et son mérite en est d’autant plus grand. L’homme est tenace : il a toujours insisté, toujours avancé et jamais renoncé.

Jorge Sarras est assis au second rang, à droite de l’autel de l’Eglise San Jorge, dans Patronato, un des plus vieux quartiers de Santiago. Alors que les chants religieux se sont tus et que les croyants se lèvent pour recueillir le pain béni, le vieil homme parle à quelques amis. Avec ses traits marqués par l'âge, son œil gauche gonflé et sa tête chauve, il semble être le doyen de la messe dominicale.
A la retraite depuis une vingtaine d’années, cet ancien bourreau de travail s’est transformé en un riche retraité qui ne souhaite que profiter d’une vie qui lui a trop de fois joué des mauvais tours. A 84 ans, Jorge Sarras est un personnage emblématique de son quartier, autant du point de vue de son histoire que de sa réussite dans les affaires.


A 84 ans, Jorge Sarras est un personnage emblématique du quartier de Patronato.


"Né à Illapel en 1924, il est le second enfant d’une famille de cinq frères et sœurs", raconte Nimer Sarras, le troisième et dernier fils de Jorge. Les parents de Jorge, originaires de Beit Yala, en Palestine, ont immigré au Chili en 1917 pour fuir le régime ottoman. Avec trois pièces d'or et quelques bijoux, la famille en exil a pu ouvrir une petite boutique de tissus à Illapel. « Ce fut une époque très prospère ! », commente encore Nimer, qui a maintes et maintes fois entendu cette histoire. Sans aucun doute, l’enfance de son père fut agréable.
Assis sur une chaise de son ancien restaurant, mais qui maintenant appartient à ses deux plus jeunes fils, Nimer et Guillermo, Jorge Sarras se cache derrière ses lunettes noirs. Il a gardé l’habitude de porter ses montures qui par le passé lui servait à dissimuler ses émotions lors des négociations commerciales. Tel un joueur de poker, il ne voulait pas que l’adversaire, dans les affaires, puisse connaître son jeu et savoir quand il était satisfait ou non de la transaction. Sans son talent commercial, il n’aurait jamais refait fortune après le naufrage de son père.

« Ils étaient morts de faim »

Les poches pleines de ces années de prospérité, la famille Sarras décida d’organiser une année entière de vacances. Le but : parcourir l’Europe et revenir sur la terre palestinienne. La seule erreur : la date choisie pour un tel périple, 1939. Quand toute la famille arriva en Espagne, le général Franco venait de gagner la guerre civile. « Mes grands-parents avaient le choix entre revenir au Chili ou poursuivre leur voyage en Europe alors même que les tensions entre les différents pays augmentaient. Par malchance, ils choisirent de continuer », relate Nimer.
Commença alors la descente aux enfers. Rapidement, ils se rendirent compte qu’ils ne pouvaient rentrer à cause des blocus de guerre. Ils se retrouvèrent enfermés dans un continent inconnu avec suffisamment d’argent pour un an. Mais la guerre dura cinq longues années et les Sarras se réfugièrent en Palestine, sans un sou. « Ce fut terrible, ils étaient morts de faim », raconte Emilia Sarras, une cousine de Jorge. C’est durant cette période que Jorge Sarras s’est construit une grande partie de sa personnalité. De ces temps difficiles, il a gardé le courage, la détermination et l’abnégation. « Comme il ne savait pas parler arabe, il arrêta ses études et travailla avec son père pour alimenter la famille », explique Nimer. Mais au final, « ils vivaient quasiment dans la rue », ajoute-t-il.

Un homme sociable

Durant onze années, la famille nourrit l’espoir fou de retourner un jour vivre au Chili. « Ses racines étaient ici, toute sa vie était ici », commente alors René Urrutia, un ami de longue date de Jorge. L’intégration de Jorge à la société chilienne avait été réelle. Ses parents avaient tout fait pour cela, s’empêchant même de parler arabe. Une intégration également facilitée par le fait que les immigrants Palestiniens, étant tous orthodoxes et non musulmans, ont été plus rapidement acceptés par une société fortement catholique. « J’ai la sensation que plus il vieillit et plus il se rapproche de la spiritualité. Il met de l’ordre dans sa vie », lâche son fils en soupirant. Mais Emilia Sarras souhaite préciser que « l’Eglise reste surtout un lieu où il rencontre ses vieux amis ».
D’ailleurs, ce sont les mêmes raisons qui l’amènent régulièrement au club de dominos situé en face de son ancien restaurant, l’Omar Khayyam. « Je crois qu’il vient ici pour se joindre à ses amis du même âge », suggère Rosento Rovles, le locataire des lieux et ancien employé de Jorge. « J’ai travaillé pour lui durant 26 ans, je le connais bien et je peux dire que c’est une personne très cordiale », ajoute-t-il.

« Ils sont repartis de zéro »

Si de nos jours Jorge Sarras est un homme profondément sociable et solidaire c’est en partie grâce à son histoire personnelle. Il a reçu tant d’aide durant sa vie que maintenant il est de sa nature de tendre la main aux autres. Le père de Jorge était en contact avec des cousins restés au Chili. En 1950, il leur demanda un prêt pour pouvoir rentrer au pays. Avec cet argent, seulement Jorge, sa sœur Margarita et son frère Salomon purent revenir dans l’espoir d’accumuler suffisamment d’argent pour rapatrier le reste de la famille. « Des parents l’aidèrent, la jeunesse fit le reste. Ils repartirent de zéro », relate Emilia. Puis, tout sourire, elle poursuit : « La mère de Jorge est resté un temps à l’ambassade chilienne d’Italie avec Gabriela Mistral [célèbre écrivaine chilienne]. Elle attendait l’argent et le visa ! ».

La photo du passeport avec lequel Jorge Sarras retourna au Chili en 1950.


Jorge et Salomon commencèrent comme ouvriers dans une fabrique de textile qui appartenait à un riche palestinien. Quatre ans après leur retour, les trois frères et sœurs purent rembourser le prêt et faire venir la famille entière. Ils s’installèrent alors à Ovalle, dans la Quatrième région, et montèrent un commerce de chaussures. Comme les affaires allaient bien, Jorge déménagea avec ses parents afin d’ouvrir une fabrique d’élastique à Santiago, en 1960. La prospérité était de nouveau au rendez-vous.
Mais ce fut réellement la décision que pris Jorge en 1969 qui permit un réel retour au niveau de vie d’antan. Depuis quelques années, Jorge avait la sensation qu’il manquait quelque chose à Santiago : un restaurant arabe. « Mon père fut très pragmatique. Il ne se lança pas dans ce négoce par passion pour la nourriture mais par appât du gain », commente encore Nimer. Ce fut le tournant de sa nouvelle vie. Sa ténacité était récompensée.
Ces jours-ci le restaurant va fêter son quarantième anniversaire, le plus vieux de tous les restaurants arabes de Santiago. L’Omar Khayyam est une référence pour beaucoup de clients gourmets de la capitale. Jorge, qui prit sa retraite à la fin des années 80, a montré durant de longues années son talent de commerçant. Rosento Rovles décrit Jorge comme « un patron respectueux et fidèle. » Cependant, il semble parler de son ancien employeur avec une certaine retenue. C’est que Jorge Sarras a toujours su garder ses distances avec les employés. « Les choses devaient toujours être à leur place » se rappelle René Urrutia, propriétaire, avec ses deux frères, d’une boucherie dans le même quartier.


Ouvert en 1969 par Jorge Sarras, l'Omar Khayyam va bientôt fêter ses 40 ans.


L’homme d’aujourd’hui.

Quand Jorge voit sa femme, Adela Jadue de Sarras, sortir du restaurant, il se lève calmement de sa chaise pour la rejoindre sur le trottoir. Il paraît fatigué. « Il est un peu malade », avoue Emilia Sarras. « Maintenant, c’est un homme de maison, ni plus ni moins », ajoute Angela Jadue, une sœur d’Adela. « Il fut un bon chef de famille, il a bien éduqué ses fils. D’ailleurs, tous ont terminé leurs études ! Et quant à ma sœur, elle n’a jamais travaillé en dehors de la maison », poursuit Angela.
Le couple octogénaire tourne au coin de la rue. Ils ont disparu. « Bien qu’il fut un homme rude dans le négoce, Jorge reste quelqu’un de très réservé, très tranquille, beaucoup plus que ses deux frères », explique en riant René Urrutia. Avec l’argent qu’il a gagné, Jorge a beaucoup voyagé, aux Etats-Unis et en Europe, mais maintenant il reste dans Patronato, le quartier des immigrants du monde entier. Il visite ses fils Nimer et Guillermo au restaurant et Miguel dans sa boutique de vêtements, il joue aux dominos avec ses amis et « emmène sa femme à la gym ou faire les courses », décrit Nimer. Il se rend aussi chaque dimanche à la messe. La communauté arabe du quartier le respecte beaucoup, c’est une sommité locale. Aujourd’hui, il lui reste une famille prospère, de vieux amis et beaucoup de souvenirs. Emilia Sarras rit en pensant au plus gros défaut de Jorge, « son orgueil quant à sa réussite ! »
El huevón

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